Bonjour, si vous avez lu mon premier livre, une transcontinentale une femme et l’eau, vous savez que j’ai traversé l’Europe, la Russie, la Mongolie, la Chine par le transsibérien et que c’est à canton dans l’île de Shamian, dans un des wagons de l’Orient Express qu’un certain 8 mai finissait mon premier voyage en solitaire. Alors c’est tout naturellement que cette année je choisis un 8 mai pour prendre l’Orient express et commencer mon voyage sur la route de la soie à la rechercher des innovations autour de l’eau.

Avant de vous conduire sur cette route laissez moi vous soumettre une réflexion.  Les secousses politiques,les révolutions sociales, les émeutes et attentats nous laissent-ils le temps de respirer ? Notre esprit a-t-il une pensée pour ce qui n’est pas événement ? Est-ce quand des questions de vie et de mort s’agitent dans nos rues ; est-ce quand le présent nous attriste, quand l’avenir nous épouvante, qu’il faut venir vous parler de l’Orient express, de Venise, de la vie dans le désert, de caravansérail ou de mille et une nuits ?

Oui Peut-être. Ce qui fait le charme de la primevère n’est ce pas les neiges de l’hiver ?

Qui sait si écouter quelques scènes des lieux où le soleil se lève n’attirera pas un, deux ou trois auditeurs vers les pages d’un récit qui ose s’épanouir au milieu de l’émeute. Alors c’est avec l’adagietto de la symphonie n°5 de Gustav Mahler que nous sommes à Venise.

Il n’est pas si facile de raconter Venise cité tant découverte, il n’est pas si facile de photographier ce musée de plein air tant capturé. Geôle de Marco POLO accusé d’avoir trop rêvé, elle n’en reste pas moins une étape importante de la route de la soie. Le pont Rialto, Rivo Alto le rivage élevé, fut le point central autour duquel vinrent se grouper les premières habitations qui plus tard devaient constituer Venise. C’est là qu’est le point de départ de la glorieuse cité, qui rayonna bientôt dans toutes les directions et s’étendit dans tous les sens, jusqu’à ce que la mer prononçât son QUOS EGO ! Et l’empêcha de s’étendre davantage.

Aujourd’hui la mer réitère sa menace mais les boucliers de Moise défendront la sérénissime des eaux.

Des deux côtés le canal s’arrondit dans une courbe gracieuse que bordent ces beaux palais qui construis chacun pour soi-même, n’en forment pas moins le plus magnifique ensemble que l’on puisse rêver. C’est un amas de lignes élégantes, sveltes et gracieuses, de courbes harmonieuses, un joyeux cliquetis de couleurs vives douces et fraîches malgré la patine que le temps a imprimé sur toute les façades, malgré la livrée grise et rapiécée qu’il a essayé de leur faire porter. C’est dans l’un de ces palais au mur blanc que j’ai vu les couleurs faire tant vibrer les fils de soie jusqu’à leur donner vie. Oui c’était dans la maison, la fameuse maison des soyeux Rubelli. Et puis ce sont les flots vert tendre qui s’argentent de joyeux reflets, les grands poteaux qui sortent de l’eau, les gondoles noires qui filent comme des hirondelles. C’est le charme, c’est la vie, la paresseuse rêverie qui s’empare de tout votre être, qui prend possession de votre cerveau, et qui pénètre votre cœur pendant que l’air moite caresse votre visage.

Une nuit je les ai vues ces bigolantes. Elles tiennent le milieu entre les deux sexes. Coiffées d’un chapeau masculin, vêtues d’une robe à carreaux, les épaules garnies d’un fichu de laine, femmes par la taille, hommes par la carrure et par leurs bras musclés, elles n’ont ni la grâce de leur sexe ni la force de l’autre. Dans leur costume bizarre elles déploient une formidable énergie du matin au soir dans leur rude métier. Toutes ont un air de famille. Leurs yeux et leurs cheveux sont d’un noir d’ébène ; leur figure pâle et un peu maladive contraste avec leurs vaillantes épaules. Vêtues de leurs grosses robes de laine, le chapeau sur les yeux, je les regarde courir pieds nus sur les dalles de granit dans un empressement silencieux. Elles se dirigent par bande vers la cour du palais Ducal. C’est là que sont les meilleures citernes de Venise, celles dont l’eau est la plus recherchée. Penchées sur les margelles chefs d’œuvre de Nicolas de Conti et d’Alphone Alberghetti je les vois puiser dans leurs petits seaux de cuivre l’eau précieuse. Une fois les seaux remplis, elles les placent habilement sur leur épaule et soudain soudain elles disparaissent dans la ville pour distribuer le liquide indispensable.

Mais je me réveille, serai-je atteinte du même mal que Marco POLO ? Me voilà vous racontant une fable. A la seule différence peut-être que les bigolantes ont vraiment existé.

Les puits du palais Ducal ne sont pas les seuls. Plusieurs citernes sont encore visibles au milieu de place, les Campi comme on dit ici. C’était l’eau du ciel qui les alimentait, leur construction et leur disposition souterraine étaient trop ingénieuses pour que je ne les inscrive pas dans la liste des innovations de la route de la soie. Pour construire ces citernes, on commence par creuser un large trou carré ayant environ trente mètres de profondeur. On en revêt les parois avec des murs de briques construits sur pilotis et l’on garnit le fond avec une couche de ciment hydraulique. Une fois ce grand réservoir bien sec, on construit au milieu un puits circulaire à la base duquel on laisse des ouvertures pour que l’eau puisse y pénétrer. Ensuite on remplit avec du sable de rivière l’espace compris entre le pourtour du puits et les parois du réservoir. Cette couche de sable doit s’élever jusqu’à la hauteur du sol, et on la recouvre avec un pavé de brique. Enfin aux quatre coins du pavage, on pratique quatre petits puisards communiquant avec la masse de sable. C’est vers ces puisards ouverts à fleur de terre et recouverts d’une grille que les eaux pluviales s’écoulent dirigées par les gouttières et les rigoles. L’eau traverse la couche de gravier qui l’épure avant de remonter dans le puits principal.

Alors même si la menace est bien réelle, elle n’atteindra pas l’immortelle Venise, car Venise a toujours su s’inventer.